Interview du Dr Bernard DRENOU chef du département d’Hématologie clinique et biologique du Groupe Hospitalier Régional de Mulhouse Sud Alsace (GHRMSA)

Pouvez-vous nous dire en quelques mots la situation au CH de Mulhouse et plus particulièrement dans le département d’Hématologie ?

Le Groupe Hospitalier Régional de Mulhouse Sud Alsace est un ‘gros’ hôpital avec 2 600 lits, environ 6 000 employés dont plus de 700 médecins pour une population de 450 000 habitants et un bassin pour l’hématologie de près de 1 million d’habitants. 

Tout l’hôpital, en dehors du département d’Hématologie est maintenant COVID (+). Chaque service essaye de sanctuariser un secteur plus ou moins grand COVID (-). Il y a deux services d’urgence un pour les patients COVID (+) et un autre pour les patientsCOVID (-) avec un autre problème médico-chirurgical. Il y avait deux réanimations -une médicale et une chirurgicale- on en a créé une troisième COVID (-) a été créée, les deux premières étant suroccupées par des patients COVID (+). Ceci porte notre nombre de lit avec ventilateurs à 42 et avec les militaires qui sont arrivés ce weekend à 30 lits de plus.

Dans le service d’hématologie clinique, nous sommes isolés géographiquement (seul service à notre étage) et nous faisons en sorte de rester sanctuarisés COVID (-). Pour le rester, nous faisons un confinement au sein de l’hôpital en quelque sorte … 

Avez-vous eu des patients du service d’Hématologie qui sont arrivés COVID(+) et que vous avez du écarter de votre secteur ? 

Bien évidemment, parmi nos patients, certains sont COVID (+) et,, ils ne sont pas hospitalisés dans notre service. Ça devient assez facile d’en évoquer le diagnostic assez rapidement quand on en a l’habitude malheureusement.

Pour rentrer dans votre service il faut donc être COVID(-). Attendez-vous les résultats des tests ?

Le problème c’est qu’une grande partie des tests est extériorisée sur le CHU de Strasbourg avec un délai de 48h. Donc il n’est pas question d’attendre. On a l’habitude maintenant sur le contexte clinique et un simple scanner d’évoquer que le patient est probablement COVID(+). Pour les asymptomatiques, il y a possibilité d’erreur. Mais jusque-là on ne s’est pas trop trompé et on fait le test en cas de doute. On pratique un scanner thoracique à tous les malades qui sont fébriles ou qui ont des symptômes mais en réalité on évite absolument ces patients-là. Au téléphone si un malade a des symptômes on l’oriente vers une filière COVID(+) s’il relève d’une hospitalisation. S’il n’est pas trop symptomatique, on s’organise par téléphone avec le médecin traitant. Sans avoir créé un réseau formel, nous avons l’habitude de travailler avec la plupart des généralistes de la région Cela prend du temps mais je pense que c’est la meilleure façon pour orienter au mieux les patients. 

Pour les tests, la situation est difficile. Nous ne pratiquons pour tout le CH qu’un peu plus de cent tests par jour envoyés à Strasbourg. Nous avons une machine dédiée et avons formé en 24h du personnel, mais la situation n’est pas, pour autant réglée, en raison d’un manque de réactifs. Nous attendons avec frustration une amélioration de la situation. Nous avons obtenu que le service d’Hématologie puisse y avoir « facilement » accès pour les patients et les personnels au moindre symptôme, afin de préserver au mieux la sanctuarisation du Service. La majorité des patients de l’hôpital ne sont pas testés et le diagnostic est retenu sur la symptomatologie, l’aspect scanographique et une lymphopénie fréquente.

Comment faites-vous pour les patients pour lesquels il y a un doute ?

Quand nous avons un doute, le patient est vu dans un secteur de consultation isolé. Ainsi, j’ai vu hier un patient atteint de myélodysplasie avec un taux de 6g d’hémoglobine mais je me suis rapidement rendu compte que sa dyspnée n’était pas seulement liée à l’anémie et le scanner a rapidement « confirmé » qu’il était COVID(+). Il a été redirigé.

Qu’en est-il du personnel médical et paramédical du département ?

Actuellement les 7 hématologues du service sont indemnes. Il n’y a pas eu de défection au sein de l’équipe en général. Nous n’avions pas d’interne de spécialité ce semestre.
Pour préserver cet état nous avons demandé à la Direction, que les médecins du service ne soient pas inclus dans la liste de garde des urgences, y compris celles a priori COVID(-).

En ce qui concerne les possibilités de transfert en réanimation, elles sont plus que limitées, compte tenu du remplissage, malgré la noria d’hélicoptères qui transportent des malades partout en France, en Suisse et en Allemagne. Dans les 30 lits de réanimation qui vont être ouverts par les militaires, seront pris en charge des patients ventilés après avoir été stabilisés dans le service de réanimation du CH. Nous n’avons pas eu de malade à transférer en réanimation ces dernières semaines. Ceci est peut-être lié à une baisse inexpliquée et récente de la venue de nouveaux cas en particulier de leucémie aigüe.

Comment s’organise la prise en charge des patients en cours de traitement ? 

Pour ce qui est des patients qui sont suivis, il est clair que très rapidement on a diminué -voire quasiment supprimé- la consultation en présentiel. On a donc recours à des consultations  téléphoniques. Comme la Direction a demandé à un maximum d’assistantes de télé-travailler, l’organisation de ces consultations téléphoniques dans l’urgence a été difficile. C’est surement un point important à organiser préventivement pour ceux qui en ont encore le temps.  Nous avons pris l’épidémie de plein fouet et donc nous n’avons pas eu le temps de nous organiser.

Nous avons annulé pour le moment les traitements d’entretien -comme le  rituximab- de façon à éviter la venue de ces malades. Par contre nous poursuivons les traitements curatifs et notre hôpital de jour continue à fonctionner normalement avec des volumes qui n’ont qu’assez peu diminué avec une trentaine de passages par jour. Certains malades sont traités dans des pièces de 4 fauteuils. On essaie de maintenir les distances. Personnel et patients portent un masque chirurgical.

Est ce que vous notez  une baisse du nombre de nouveaux malades ?

 Oui et il y a deux sortes de demandes. Les demandes de patients graves qui sont en petite baisse, j’en suis étonné et je ne sais pas pourquoi. Mon explication est que les patients restent chez eux malgré les symptômes en se disant, je ne vais pas sortir tout de suite parce que ce qui se passe dehors est trop grave. Mais l’on a comme toujours des demandes pour une anémie ferriprive et là bien sûr le problème est très vite réglé.

 Alors vous avez un certain nombre de patients qui sont devenus COVID(+), par exemple, des cas de lymphome ou de myélome  en cours ou en fin de traitement.  Avez-vous  remarqué une évolution particulière chez ces malades ? 

Nous avons observé une vingtaine de cas avec diverses pathologies hématologiques. Ce qui m’a étonné c’est qu’un certain nombre de patients très immunodéprimés avec 500 lymphocytes/mm3et à peine plus de polynucléaires a passé une infection COVID sans aucun problème. À l’inverse des patients atteints de syndrome myéloprolifératif avec une numération à peu près correcte ont fait une forme grave. Des patients atteints de myélome sous corticoïdes ont eu aussi des formes graves mais Il est difficile sur ce petit nombre de se faire une idée très précise et de généraliser. Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’on est en situation de « médecine de guerre », cela veut dire que l’on n’est plus contacté pour ces patients dont l’urgence parait ailleurs. C’est ainsi que par hasard, ce weekend alors que je validais des résultats au laboratoire, j’ai découvert qu’un certain nombre de mes patients étaient en réanimation. Globalement nous avons au moins une vingtaine de patients suivis qui sont devenus COVID+ avec quatre décès. 

Avez-vous des recommandations ou des conseils à donner aux autres services qui vont entrer en ’zone chaude’. Est-ce que vous conseilleriez de suspendre les traitements immunosuppresseurs préventivement ?

 Les corticoïdes me font peur mais cela ne se base que sur quelques observations de décès ou de patients en réanimation pour le moment. On avait surtout très peur pour les patients très immunodéprimés comme les LLC sous ibrutinib ou venetoclax, mais je n’en ai pas vu en réanimation. C’est très difficile d’avoir une vision claire. On n’a pas observé une situation particulièrement grave qui nous ferait arrêter les traitements nécessaires. Ce qui a guidé nos arrêts, c’est surtout l’idée de ne pas faire venir des patients à l’hôpital, et de ne pas les exposer. Et puis une petite lueur d’espoir quand même, ces patients très immunodéprimés qui ont un COVID sans problème…pour le moment. 

Quelle est votre attitude en ce qui concerne les autogreffes ?

Nous avons décidé de surseoir à la pratique d’autogreffes pour trois raisons. Nous ne connaissons pas les risques d’un COVID en aplasie. Nous pensons qu’une autogreffe pour myélome (qui représente les 2/3 de notre activité d’autogreffe) peut être différée de quelques semaines. Enfin, en différant ces autogreffes, nous libérons des places dans notre service. En effet, comme beaucoup d’autres services d’Hématologie en France, nous avions l’habitude d’hospitaliser des malades d’Hématologie dans d’autres services, faute de place. Maintenant, tous les malades relevant de notre spécialité sont hospitalisés dans notre service.

Avez-vous des difficultés d’approvisionnement en dérivés du sang ?

Non, aucune. L’EFS répond à nos besoins et les appels aux donneurs semblent avoir été entendus.

Venons-en aux manifestations hématologiques des formes graves de COVID. Qu’avez-vous pu observer ? 

D’abord, soulignons que la situation actuelle n’est pas propice à la sémiologie fine et les hématologues ne sont presque pas consultés par des médecins dont la préoccupation est plutôt de trouver un respirateur disponible.

Ayant la responsabilité du laboratoire d’Hématologie, je vois, avec mes collègues, passer les examens de ces malades et les aspects sont assez typiques :

  • Sauf exception, pas d’anomalie du taux d’hémoglobine ou des plaquettes,
  • En ce qui concerne la formule leucocytaire, on note habituellement une lymphopénie autour de 700/mm3, souvent une petite myélémie, sans polynucléose et parfois quelques plasmocytes circulants,
  • Il n’y a pas d’anomalie de la coagulation, en particulier pas de CIVD,

Par contre la majorité sinon la quasi-totalité des malades présentent un syndrome inflammatoire important. On observe des augmentations non spécifiques des LDH et des D-dimères.

Avez-vous observé des syndromes d’activation macrophagique ?

Nous n’avons pas observé de formes complètes avec des patients peu explorés. Certains malades ont une hyperferritinémie très significative. Sur les quelques myélogrammes pratiqués, on peut observer des images d’hémophagocytose.

Auriez-vous des conseils à donner aux hématologues qui risquent d’affronter la vague épidémique ?

Nous n’avons pas eu le temps de nous préparer mais a posteriori certains aspects peuvent être organisés surement en avance :

  • Les téléconsultations avec le secrétariat afférent pour éviter de perdre du temps à assurer la logistique indispensable : par exemple connaître les numéros de fax des pharmacies pour faciliter la transmission des ordonnances par la secrétaire qui restera présente et surtout organiser en amont le télé-travail pour la frappe (cela ne marche pas du premier coup !)
  • Garder néanmoins un petit secteur de consultations urgentes sous responsabilité du service d’’Hématologie pour recevoir des patients qui ne sont pas à l’évidence COVID(+) et leur éviter un passage aux urgences avec un risque de contamination,
  • Organiser l’activité de personnels transversaux (par exemple psychologues, assistants sociaux) pour éviter qu’ils aillent à la fois en Hématologie et dans un secteur COVID(+),
  • Prévoir avec précision les circuits des prélèvements: qui pique, avec quel équipement en n’oubliant pas certains matériels qui peuvent venir à manquer comme les différentes sortes de masques, écouvillons, tubes pour hémocultures que les autres services consomment en grand nombre, etc …
  • Et surtout, discuter avec la Direction de l’établissement une sanctuarisation du service d’Hématologie qui doit rester COVID(-).

Les services d’Hématologie des zones peu (ou pas encore) touchées peuvent-ils vous aider ?

Pour le moment, nous assurons mais si cela devait se poursuivre, certaines autogreffes et allogreffes pourraient devoir être réalisées ailleurs qu’au CH de Mulhouse ou au CHU de Strasbourg.